Dans son Discours de la méthode, René Descartes enjoignait l’humanité à se « rendre comme maître et possesseur de la nature ». L'Anthropocène aurait-il été influencé par une interprétation réductrice de cette maxime cartésienne ? Difficile de trancher, bien que cette « ère de l’Humain » se manifeste par une emprise toujours plus forte de l’humanité sur la nature et les espèces qui en font partie. Cette hiérarchisation inter-espèces est le fruit d’une vision anthropocentrée devenue la norme de nombreuses sociétés modernes : c’est le spécisme.
Cet article s’appuie fortement sur le travail de recherche de Pauline Nastro, antispéciste chercheuse en philosophie. Son travail de thèse, sur le sujet « L’antispécisme est-il un humanisme ? », conduira la jeune chercheuse à voyager à travers le monde à la rencontre de sociétés fondamentalement humanistes et antispécistes, comme des exemples concrets d’autres possibles.
Spécisme or not spécisme ?
Le spécisme revient à mettre en avant une hiérarchie entre les espèces qui place l’humain en tant qu’être supérieur aux animaux non humains notamment avec les arguments du langage, de l’écriture, de la conscience et de la capacité à réaliser des projets. « Ce principe nie l’égalité de considération entre les animaux humains et les non humains car chacun privilégie les intérêts de sa propre espèce au détriment des autres espèces. […] Être spéciste c’est réaliser une classification du vivant et donc une construction se basant sur des critères arbitraires provenant de l’espèce humaine », explique Pauline Nastro.
« Les barrières que nous avons dressées entre les humains et les non humains n’ont pas plus de cohérence que celles que les hommes ont établies entre eux ». Aymeric Caron
Pour Aymeric Caron, journaliste, écrivain et militant de la cause antispéciste, ces critères de distinction n’ont pas de teneur justifiable. De la même façon, Peter Singer, auteur de La libération animale, ouvrage de référence de la pensée antispéciste, rapprochait déjà en 1975 le spécisme du racisme et du sexisme, qui répondent aux mêmes mécanismes d’inégalité de considération.
Réinstaurer l’équilibre
L’antispécisme, à l’instar des mouvements antiracistes ou antisexistes, entend considérer que les individus doivent être estimés sur un principe moral d’égalité qui ne tient pas compte du critère de l’espèce, au même titre que les questions de sexe, de genre, ou encore de race.
« Il n’est bien sûr pas question d’apprendre à lire à une vache ni de l’inviter à dormir sur son canapé. Mais de lui donner une existence juridique en lui attribuant des droits ainsi qu’une considération égale à celle de l’humain » développe Pauline Nastro. Ainsi, le principe antispéciste ne vise pas à nier les différences évidentes entre les espèces ni à amoindrir les capacités cognitives de l’espèce humaine. Ce principe aspire plutôt à réinstaurer un équilibre de considération inter-espèces passant notamment par la valorisation des capacités des animaux non humains.
« Plus largement, l’antispécisme est une déconstruction à la fois intellectuelle et sociale de comment penser le vivant et réapprendre à vivre en harmonie avec tout ce qui le constitue. » Pauline Nastro
Selon la jeune chercheuse, la nature de l’argument de la supériorité spéciste mis en avant pose question :
« Nous pouvons affirmer que n’importe quelle espèce est en mesure de faire preuve de capacités comparables. Par exemple, l’araignée déploie des capacités de conception lorsqu’elle tisse une toile mécaniquement résistante, démontrant ainsi le propre de toute espèce. » Aurélien Barrau, astrophysicien engagé sur des questions d’écologie politique, ou encore Aymeric Caron, comptent parmi les figures de proue qui ont influencé la jeune chercheuse, mettant tous deux en lumière l’importance de reconstituer le lien entre nature et société. Et si l’humain réintégrait la nature dans une approche globale du respect du vivant ?
Antispécisme ou véganisme
Pour ceux qui le pratiquent, l’antispécisme se présente comme un moyen efficace et nécessaire pour lutter contre l’effondrement que nous sommes en train de vivre, aussi bien économique et climatique qu’écologique. Cette obligation morale et éthique implique de ne plus tuer ni de ne faire souffrir des animaux qui partagent avec nous les mêmes caractéristiques. C’est en cela qu’antispécisme et véganisme se rencontrent : le véganisme est en fait l’application concrète de l’antispécisme comme moyen politique de combattre l’exploitation animale et, par extension, tous les effets néfastes de la surexploitation.
« Aurélien Barrau, au travers de son ouvrage L’homme est-il un animal comme les autres ?, m’a amenée à réfléchir concrètement au véganisme comme un acte de raison lié à la fois à la condition du vivant, à la lutte pour le climat et au système capitaliste sociétal plus global. » expose Pauline Nastro.
Plus qu’un régime alimentaire, le véganisme est un mode de vie qui refuse l'exploitation des animaux, exclut la consommation de produits d'origine animale et de tout autre produit issu des animaux, de leur exploitation ou testé sur eux (cuir, fourrure, laine, soie, etc.).
Un autre monde (antispéciste) est possible ?
Si le véganisme est un régime alimentaire que la société, bien aidée par les groupes industriels agroalimentaires et le lobby agricole, a longuement tenté de décrédibiliser comme étant opposé à la tradition carnivore, responsable de la soit disant souffrance végétale ou encore cause de problèmes de santé, l’antispécisme est un mouvement de pensée encore peu connu et pourtant particulièrement dénigré. Une simple recherche sur un moteur de recherche donne à voir une déferlante d’articles de médias à grande audience assommant le principe philosophique de l’antispécisme. L’antispécisme : contre les droits de l’homme, L’antispécisme prêche la fin de l’humanité ou encore Dangers et contradictions de l’antispécisme sont autant de titres publiés ces cinq dernières années.
À en croire ces bribes médiatiques, le monde occidental s’offusque d’un courant philosophique qui se positionne comme une réponse concrète aux maux de notre ère qui résultent notamment de la surexploitation animale : pollution, dégradation de la qualité des sols et des eaux, épidémies et pandémies, disparition des espèces, perturbation des chaînes alimentaires,… Pourtant, à travers le monde, des populations ont su s’organiser autour de l’utopie concrète de l’antispécisme. C’est tout particulièrement le cas de certains groupes de population de l’Asie du Sud où les interdits religieux et les tabous alimentaires ont institué, de facto, des modes de vie respectueux du vivant où les espèces vivent en harmonie.
Les communautés jaïne et vishnouïte hindouistes ou encore la communauté taoïste sont, au nom de la foi, fondamentalement antispécistes. De façon à atteindre le nirvana ou l’immortalité divine, les membres de ces différents groupes communautaires ont en commun d’appliquer un respect strict de toute forme de vie. Cela passe par des formes de végétarisme qui excluent la consommation de chair animale résultant d’une mise à mort volontaire mais aussi de produits d’origine animale ou végétale qui pourraient entrer en conflit avec le principe de non-violence universelle. Par exemple, les Jaïns, principalement établis en Inde, suivent un mode de vie végane en refusant la consommation de chair animale, d’œufs, de miel, ou encore de matières premières résultant de la mise à mort ou de la souffrance d’un animal, comme la fourrure ou la soie. Le respect de toute forme de vie est l’un des fondements majeurs du jaïnisme, dont certains groupes vont jusqu’à s’interdire la consommation de certains végétaux, notamment les légumes-racines, qui impliquent que la plante entière soit tuée pour que le légume soit mangé. Cette communauté est notamment connue par-delà les frontières pour ses hôpitaux pour oiseaux. Toujours en Inde, les bishnoïs s’opposent à la chasse ou à la mise à mort de toute créature animale. Rendue célèbre par sa victoire en justice contre un acteur Bollywoodien accusé de braconnage d’antilopes, cette communauté adopte un régime alimentaire strictement végétarien mais interdit également l’abattage d’arbres verts, limitant l’usage du bois à l’emploi de bois naturellement mort.
Alors que ces sociétés s’organisent dans un parfait respect du vivant sur fond de préceptes religieux, elles portent également un message d’espoir quant à notre rapport au vivant, à l’heure où les détracteurs du véganisme opposent bien souvent l’argument du « cri de la carotte », selon les termes d’Aymeric Caron, en reprochant aux véganes d’être responsable de la souffrance végétale.
Ces exemples prouvent qu’un autre rapport au vivant est possible. Néanmoins, ils interrogent également sur le rôle de la spiritualité dans ce changement de paradigme. Contrairement à nos sociétés occidentales traditionnellement monothéistes, les communautés religieuses citées ont pour similarité de se consacrer à plusieurs divinités, voire de considérer que le divin réside en toute chose. Et si nous nous employions à rendre sacré le vivant par-delà toute frontière géographique ou religieuse pour reconsidérer nos rapports inter-espèces ?
Pour aller plus loin sur le dialogue inter-espèces : Entretissés les uns aux autres, renouer le dialogue interespèces
Pour creuser la question, Peut-on continuer de manger les animaux ?
Sur le rôle de l’exploitation animale dans la crise environnementale : participez à un atelier La Fresque du Climat !
Quelques fondamentaux de la littérature antispéciste :
- Antispéciste, Aymeric Caron
- L’homme est-il un animal comme les autres ?, Aurélien Barrau et Louis Schweitzer
- La libération animale, Peter Singer
Crédits photo : @8moments, @davideragusa
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