En pleine crise du Covid19, alors que les médias tournent en boucle sur l’épidémie, les dégâts économiques et les pénuries de masques, devant des lecteurs et auditeurs passifs et confinés, et si nous interrogions notre rapport aux médias ? En 2019, Reporters d’Espoir, ONG reconnue d’intérêt général, indépendante, créée en 2004, lance une consultation en lien avec Make.org et cinq médias (France Info, La Croix, La Voix du Nord, L’Obs et l’Express) pour comprendre à quoi aspirent les lecteurs. Selon les résultats de la consultation, plusieurs idées sont plébiscitées : un traitement de l’information moins rapide mais plus abouti, moins d’éditorialisation et plus d’investigation, plus d’expertise, de pédagogie… et plus de sujets positifs !
Quand le « quatrième pouvoir » prend l’eau
Le « quatrième pouvoir », à savoir la presse et les médias, boit la tasse. Et le tableau, à l’image du Radeau de La Méduse, n’est pas glorieux. En esquissant à gros traits leur puissance ambiguë, les médias sont tantôt capables d’enquêtes de longue haleine et de lancements d’alertes salutaires, tantôt accusés de dicter l’opinion publique et d’être à la botte des puissants. La profession est critiquée et la défiance règne : 2/3 des Français estiment que les journalistes sont manipulés par les pouvoirs politiques et économiques.
La multitude des critiques dessine en creux les limites d’une fabrique de l’information qui cherche sa ligne de flottaison (en pleine tempête). L’avènement du numérique a rebattu les cartes de la diffusion de l’information et les modèles économiques traditionnels de la presse prennent l’eau. Une pression financière et un contexte de concurrence exacerbée où, pour sortir son épingle du jeu, il faut capter l’attention, notre temps de cerveau disponible. Ce qui nécessite d’aller vite, d’être le premier à révéler telle ou telle affaire…, quitte à laisser rigueur et analyse à quai…
On reproche aux médias de céder aux sirènes de la polémique facile et du simplisme, de divulguer une information anxiogène et des mauvaises nouvelles à tour de bras. Le « biais négatif » des journalistes est devenu une déformation professionnelle, d’après le mythe selon lequel les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne. Autrement dit, les bonnes nouvelles ne font pas vendre ! Tant et si bien que les lecteurs sont plus au fait des échecs de la société (problèmes présentés comme incontestables) que des tentatives d’amélioration et des efforts possibles pour les surmonter.
Bien informer… pour inspirer ?
Tel un phare dans la tempête (oui, oui, on aime cette métaphore maritime), le journalisme de solutions propose de prendre de la hauteur et d’éclairer une autre voie. Anne-Sophie Novel est journaliste, spécialisée sur les questions d’innovation sociale et d’écologie. En 2019, elle co-réalise le film, Les médias, le monde et moi », un road-trip journalistique auprès de confrères et consœurs qui réinventent leur métier. Tout au long de son documentaire, elle dresse la vision d’une « junk news », une information « jetable », fabriquée à la hâte, sans saveur, et jetée à peine consommée, façonnée par le diktat de l’instantanéité et de l’audimat. Elle lui préfère l’idée de slow press, inspirée du mouvement slow food. Entre « infobésité pour les uns et médianorexie pour les autres », elle entrevoit une nouvelle manière de « bien s’informer », tout comme le « bien manger » révolutionne les pratiques de consommation alimentaire. Une information non-intensive, qui prend le temps de mûrir et laisse de la place à l’analyse, à la lenteur et à la complexité… Et, en filant la métaphore, qui rapproche producteurs et consommateurs d’informations.
Le journalisme de solutions apparaît comme une réponse - partielle - à cette crise des médias et aux attentes du lectorat. En montrant des initiatives qui marchent et qui résolvent les problèmes, il propose une information axée « solutions » et une perspective plus positive, tout en analysant les cause et enjeux des problèmes.
Sans pouvoir identifier une filiation précise, on peut considérer que le solutions journalism (ou SoJo) prend ses racines dans le public journalism (ou civic journalism), conçu par le journaliste américain Jay Rosen à la fin des années 90. Il interroge la responsabilité sociétale et l’utilité sociale du journaliste, qu’il conçoit comme un médiateur, chargé d’animer le débat public et non de distribuer du prêt-à-penser. Provoquer la discussion, analyser les enjeux et traquer les fake news, donner à réfléchir et à interroger pour faciliter la participation des citoyens à la vie démocratique et civique.
Dans cette continuité, le solutions journalism émerge aux Etats-Unis puis au Danemark dans les années 2000, sous le nom de « journalisme constructif » et « journalisme d’impact » en France, imaginant un journalisme qui donne des pistes de réflexion et d’action.
En 2014, une étude menée par le Solutions Journalism Network sur un échantillon de 755 Américains compare les réactions des lecteurs à la lecture d’un article « sans solution » et du même article « avec solution ». Si les résultats sont à prendre avec précaution, ils révèlent que les lecteurs des articles « avec solutions » ont le sentiment d’être mieux informés (ils ont développé un intérêt plus grand pour le sujet) ; que le lien de confiance entre lecteurs et organe de presse serait amélioré ; et que le journalisme de solutions augmenterait l’engagement potentiel (envie de s’impliquer, de contribuer ou de faire un don).
Comme l’indique Reporters d’Espoirs, le journalisme de solutions, en plus de couvrir les défis économiques, sociaux et environnementaux par le prisme des solutions potentielles, vise à donner envie d’agir.
Ce qu’est le SoJo, ce qu’il ne doit pas devenir et les perspectives qu’il ouvre
Christian De Boisredon est l’un des penseurs du journalisme de solutions en France, cofondateur de Reporters d’Espoirs : « Nous évitons le terme “journalisme positif” parce que le rôle du journalisme n’est pas d’être positif. Son rôle est de relater le monde tel qu’il est et non d’avoir un angle positif. En plus, dans l’inconscient des journalistes, le positif est associé à du Bisounours, à des choses très superficielles et gentillettes, où l’on voudrait cacher les problèmes et la réalité du monde pour dépeindre la vie en rose. »
Car les journalistes traditionnels ont la dent dure contre le « sympathique » journalisme de solutions.
Au nombre de ces critiques, l’inquiétude d’une moindre rigueur journalistique et méthodologique, qui peut être vite éclipsée. Comme énoncé dans le Livre Blanc du Journalisme d’impact : « Dans la pratique, il ne s’agit de rien de plus que du journalisme traditionnel qui analyse en profondeur les faits, auquel une dimension supplémentaire est ajoutée. En plus des questions “qui, quoi, où, quand et comment ? ” qui constituent la boîte à outils du journaliste, vient s’ajouter une sixième question : “et maintenant ? ” ». On reproche aussi au journalisme de solutions de diffuser une vision édulcorée ou naïve de la situation, le fameux argument « Bisounours », - nouveau point Godwin qui réduit à néant toute volonté de discussion. Pourtant, pour entrer dans la catégorie « journalisme de solutions », tout article doit poser une problématisation rigoureuse du contexte et des enjeux, avant de proposer une solution. Loin de promouvoir des « recettes miracles », le SoJo évalue les « initiatives » au regard de leur efficacité (en termes de résultats, et non d’intention), de leur capacité à « faire système » et à se dupliquer. Il s’attèle également à analyser la réponse de manière globale, en étudiant tous les termes de l’équation, pour ne pas tomber dans le piège des « fausses solutions » : comme les bio-carburants, réputés moins polluants, certes, mais qui massacrent allègrement biodiversité et cultures vivrières au profit de monocultures type palmiers à huile pour l’export. Enfin, les deux dernières critiques sont quasiment antagonistes : à la suspicion de « marketing » qui lui est faite de valoriser le greenwashing des puissants (à grands renforts de plantation d’arbres), on répondra enquête et investigation sans complaisance. À celle de tomber dans un journalisme militant, on opposera la nécessaire honnêteté intellectuelle, plus juste qu’une hypothétique objectivité à laquelle personne ne croit.
Le journalisme de solutions ouvre aussi de nouvelles opportunités, celles de se détacher de « l’agenda » politique et des « têtes d’affiche » qui saturent l’espace médiatique, pour puiser son inspiration dans des sujets parfois délaissés car détachés de toute actualité chaude : éducation, santé, environnement, social... Si le constat n’est plus tout à fait le même en 2020, un rapport de Reporters d’Espoirs à l’approche de la COP21 en 2015 pointait le caractère peu « médiagénique » du climat (trop complexe, lointain, désincarné, inaudible) pour la presse. Le journalisme de solutions semble donc être une aubaine pour les sujets de transition écologique et sociale dans le sens où « il ouvre une perspective complémentaire : la couverture d’un monde en mutation, incarné par des acteurs et des initiatives concrètes qui veulent relever le défi ». L’occasion de faire entrer de nouveaux récits dans nos écrans et kiosques à journaux, d’inspirer le changement chez les lecteurs et de multiplier les solutions en les essaimant médiatiquement.
Le journalisme de solutions a le vent en poupe, pratiqué par une myriade de médias (Usbek & Rica, Kaizen, Socialter, WeDemain, Mouvement Up…), pour certains indépendants et/ou locaux (Marcelle à Marseille, Demain-Vendée dans le 85, Vivant en Poitou-Charentes), mais aussi adopté par de gros cargos de l’info comme Libération ou France 3 dans ses éditions régionales. Une démocratisation mainstream qui fait craindre un écueil, celui de passer de la « solution » à la « bonne nouvelle », devenant ainsi le pendant du fait divers : anecdotique. Car, davantage que de rendre l’information plus positive, il s’agit surtout de lui redonner du sens …
Pour tout comprendre au journalisme de solutions :
- Le documentaire d’Anne-Sophie Novel et Flo Laval : Les médias, le monde et moi, aussi disponible en livre https://lesmediaslemondeetmoi.com/ et accessible en VOD sur la plateforme Docs TV : https://www.docstv.fr/
- Pour une définition exhaustive de la philosophie du Sojo, le site de Reporters d’Espoirs : http://www.reportersdespoirs.org/joso/definition/
- Pour les aficionados de Cyril Dion, son interview dans Kaizen : « Le journalisme d’impact interroge le rôle des médias dans notre démocratie », https://kaizen-magazine.com/article/cyril-dion-journalisme-dimpact/
- Une bonne synthèse des enjeux du journalisme de solution : Le journalisme d’impact, quel impact sur le journalisme ? / Livre blanc, par Marion Mauger, Solène Peillard : https://www.kaizen-magazine.com/wp-content/uploads/2018/10/Livre-Blanc-A-2018_10_30.pdf
- La consultation « Comment les médias peuvent-ils améliorer la société ? » sur Make.org https://about.make.org/medias-citoyens
© crédit photo : Julia Passot
Comments