Pour opérer les transitions, il est requis que nos pensées cheminent : qu’elles se déplacent, se dépassent, voire se transgressent et réouvrent le champ des possibles, le champ de notre imaginaire.
Et pourtant, ceux qui pensent, et ceux-là même qui pensent l’avenir, sont souvent, comme disait Rimbaud, des « assis », des « rats » de bibliothèque, des confinés :
« Ils ont greffé dans des amours épileptiques/Leur fantasque ossature au grand squelette noir/De leurs chaises leurs pieds aux barreaux rachitiques/ S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !/ Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leur sièges. »
Ok, boomer ! Les combattant.es de l’avenir, ne seront pas tressé.es à leurs sièges et empêtré.es dans leurs certitudes. Ils nous entraîneront par leurs pensées et leurs corps vagabonds.
Nous allons donc cueillir quelques mots ouvrant ce possible de corps et de pensées en mouvement.
Quelle idée saugrenue pourtant de faire de la marche une esthétique, voire même un acte philosophique, une expérience spirituelle !
Marcher va de soi : il suffit de mettre un pied devant l’autre, et de recommencer.
Dis-moi comment tu marches, je te dirai d’où tu viens, où tu vas, et qui tu es
Et pourtant notre marche nous signe : le pas chaloupé du marin, la marche ferme du militaire, la démarche souple de l’élégant.e, la progression régulière du pèlerin. Tout autant un Balzac qu’un Marcel Mauss ont mis en évidence comment notre marche, et les postures de notre corps, étaient pour bonne partie commandées par la culture. Dis-moi comment tu marches, je te dirai d’où tu viens, où tu vas, et qui tu es.
Bien souvent, on marche pour aller d’un point à un autre, d’un lieu à un autre, d’une expérience à une autre. Temps transitoire, donc, pure contrainte, que le développement des technologies nous a permis et appris à éviter, et à raccourcir : les escaliers seront mécaniques, les déplacements en vélo, en voiture, en train, et en avion. La technologie en remplacement de nos corps pour que nous puissions contourner, enjamber, éviter les insolations et les intempéries, parcourir, conquérir, faire preuve quasiment d’ubiquité.
Pour autant, dans ces usages, nos pensées cheminent elles ?Le recours à ces technologies, en ne mettant pas nos corps en mouvement, ne permet-il pas, précisément, que rien ne bouge dans nos têtes. Que nous restions « fidèles » à nous-mêmes, à nos convictions, à nos certitudes, nos illusions, aux idéologies qui sont les nôtres et/ou qui nous dominent ? Ne faut-il pas s’éloigner physiquement, mais activement, du lieu de nos assujettissements, pour prendre du recul, de la hauteur ? Ou comme le disait Nietzsche dans Humain Trop Humain, la découverte d’une vérité ne suppose t-elle pas de se balancer, de l’énoncer deux fois, de la doter et d’un pied gauche, et d’un pied droit ? Sans doute, nous dit-il, « la vérité peut se tenir sur une jambe, mais, avec deux, elle marchera et fera son chemin ».
De quelques vertus initiatiques de la marche
La banalisation, quand ce n’est pas la dévalorisation, de la marche– marcher comme travailler fatigue et peu importe le chemin, seul compte la vitesse, puisqu’à Rome ils mènent tous - ne vise-t-elle pas à nous voiler son potentiel initiatique ?
Mais, quel est ce potentiel et d’où vient-il ? Allons faire un tour, si vous le voulez bien, pour cueillir les mots qui nous permettront peut-être de voir la marche autrement, de bouleverser notre imaginaire à son propos, de rencontrer nos semblables qui marchent, d’initier des chemins qui, selon certains, ne mèneraient nulle part.
Le thème de la marche est un thème récurrent en poésie, en philosophie, en littérature, des Rêveries du Promeneur solitaire de Rousseau aux marches forcées de Sylvain Tesson, en passant par les Holzwege d’Heidegger, et la critique, à compter du XIXe siècle, des philosophes assis, dans le voyageur et son ombre de Nietzche ou dans Rimbaud, et le retour en force du thème de la marche au XX et au XXIe siècle, avec l’éloge de la lenteur à l’encontre d’une société productiviste et de la vitesse. Il y a pléthore de textes" ! Par où commencer, quel chemin emprunter, quelle est la marche à suivre ? Quels compagnons de route choisir ?
Quand l’itinéraire compte plus que la destination
Marcher c’est en premier lieu un rythme, c’est une ouverture du corps à son environnement. L’éloge de la marche est éloge de la lenteur et de la disponibilité, de l’ouverture au monde et à soi.
Faisons donc un bout de chemin avec Jérémy Gaubert, qui, dans Philosophie du marcheur, aide, me semble t-il, à mieux comprendre le potentiel initiatique de la marche. Il montre comment « la disponibilité aussi bien à soi qu’à l'environnement » sont « les deux motifs qui révèlent la double disposition du marcheur ». Bien évidemment cette disponibilité n'est pas possible sans la lenteur que suppose la marche, lenteur qui loin d'être « la marque d'un esprit dépourvu d'agilité ou d'un tempérament flegmatique peut signifier que chaque action importe ». Un peu plus loin, il nous suggère que le potentiel initiatique de la marche n'est pas que cela : sa vitesse spécifique permet « une forme d'attention caractérisée par une acuité sensorielle ». Là où la rapidité demeure à la surface des choses, la lenteur est une invitation à « pénétrer la profondeur des choses », à dépasser les apparences, elle exprime, par la « présence » qu’elle nous permet, une qualité de relation au monde.
Au final, ce que comprend tout marcheur, c’est que « l’itinéraire compte plus que la destination ». Véritable savoir vivre du marcheur, donc, qui, par sa présence, et en paraphrasant Vladimir Yankelevitch dans les dernières lignes du premier tome du Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, ne perd pas sa « chance unique dans l’éternité », ne manque pas son « unique matinée de printemps ».
Quand marcher signifie résister
Chacun voit bien du même coup, toujours en cheminant avec Jérémy Gaubert citant David Le Breton, comment la marche est au fond « un acte politique », et aujourd’hui « un acte de résistance », puisque la marche
« est anachronique dans le monde contemporain qui privilégie la vitesse, l'utilité, le rendement, l'efficacité », là où elle privilégie « la lenteur, la disponibilité, la conversation, le silence, la curiosité, l'amitié, l'inutile, autant de valeurs opposé aux sensibilités néolibérales qui conditionnent désormais nos vies ».
Quand choisir un itinéraire, c’est choisir un idéal
Mais ce potentiel initiatique de la marche, s’il dépend de notre rythme, varie en fonction des chemins empruntés. Pour opérer les transitions quels chemins emprunter ? D’où vient la spécificité initiatique de tel ou tel chemin ? Car, vous le savez sans doute, ce n’est pas pareil d’aller du côté de Guermantes, ou ….du côté de chez Swann.
La lecture de Proust permet de mieux comprendre que le choix d’un itinéraire, ce n’est pas que le choix d'une direction (l'Est où l'Ouest, le côté de chez Swann ou le côté de Guermantes) et de la durée d'un trajet (sachant que « dame », « quand on faisait cette promenade, ma tante savait pourtant bien qu'on ne pouvait jamais être sûr de l'heure à laquelle on serait rentré »). Choisir un itinéraire, c'est choisir un idéal, l'idéal de la vue de plaine (du côté de chez Swann) où l'idéal de la vue de rivière (du côté de Guermantes), idéaux qui sont comme deux « entités distinctes », et qui ont « cette cohésion,
cette unité qui n'appartiennent qu’aux créations de notre esprit », des idéaux dans lesquels « la moindre parcelle de chacun d'eux…(semble) précieuse et manifester leur excellence particulière ».
Sortir des sentiers battus, s’égarer, et découvrir chemin faisant
Il nous faudrait ainsi mettre nos corps en mouvement si nous voulons opérer les transitions.
En premier lieu nous défaire de nos asservissements, remiser, ou mieux recycler, du même coup nos vélos, nos voitures et nos avions, nous défaire des technologies et des certitudes qui empêchent nos pensées de cheminer.
En second lieu résister. Résister aux systèmes de valeurs et de hiérarchies, qui font passer la destination avant l’itinéraire, le résultat avant le processus, la fin avant les moyens, le tout avant la partie, la qualité de relation à soi avant la qualité de relation à autrui ou à son environnement. Et inversement. Résister donc à toute vision partielle, non systémique.
En troisième lieu affirmer nos idéaux, nos visions du monde, en étant créatifs et en veillant à ce que « chaque parcelle de chacun d’eux » soit précieuse.
Et pourtant, n’y a-t-il pas un piège à vouloir choisir entre deux idéaux, entre le côté de Guermantes et celui de chez Swann ? Le champ des possibles n’est-il pas plus vaste ? N’existe-t-il pas toujours un troisième scénario, plus saugrenu, plus aventureux, plus apprenant ? Mais qui nécessite de sortir des sentiers battus ? Des chemins qui ont déjà des noms ? De ceux que l’on emprunte en pèlerinage ? Qui nécessite de prendre des risques ?
Car après tout, comme nous le souffle Edith de la Héronnière dans La ballade des Pèlerins, « on n’est jamais sûr de son chemin ». Les guides comme les marcheurs le savent bien : le chemin est changeant et nous ne faisons jamais deux fois le même. Il faut donc s'y égarer, « pour mieux se retrouver » : « c'est alors, qu'il vous emmène à la fête et vous introduit à des mondes que vous n'auriez jamais connu si vous étiez sûr de votre chemin ».
Bref, faisons simplement « comme si » nous étions sûr de nos chemins. Dans les faits, questionnons, soyons curieux et apprenons.
Mais allongeons le pas !
La première version ce texte a été écrite en vue d’introduire un atelier Des mots pour demain, animé par François Rousseau et Isabelle Astier de La Turbine.
Cet atelier s’est déroulé à Transfert, sur la friche des anciens abattoirs de Rezé, le samedi 24 juillet, à l’initiative de l’association Slow Danse qui consacrait une soirée de pleine lune à la thématique de « la marche » (mobilité douce, acte créateur, stimulation du cerveau, marche activiste...).
Les ateliers Des Mots Pour Demain sont des ateliers collaboratifs créés par la Turbine. Ils consistent en un cycle de lecture et d'inspiration à partir de textes artistiques et scientifiques. Avec l’objectif de définir collectivement les mots qui nous permettront de parler demain de tous les sujets de société : l'alimentation, l'habitat, les communs, le vivant..., ces ateliers permettent d’ouvrir le champ des possibles, de désirer et d’imaginer demain et …de construire le dictionnaire de l'avenir !
Pour aller plus loin sur le chemin :
- Petite bibliothèque du marcheur, présenté par Frédéric Gros (Éditions Flammarion Champs Classiques, 2011)
- Philosophie du Marcheur, Jérémy Gaubert, (Éditions Terre Urbaine, Collection L’esprit des Ville, février 2021)
- La Ballade des Pèlerins, De la Héronnière (Éditions Mercure de France, 1993) inspirations littéraires, en passant :
- Du côté de chez Swann, Combray, Marcel Proust, (Éditions Gallimard 1913)
- Les Assis, Arthur Rimbaud in Poésies 1870-1871
- Une très légère oscillation, Sylvain Tesson Journal 2014-2017 (Éditions Pocket, 2017) et L'Axe du loup, (Éditions Robert Laffont, 2004)
... et philosophiques :
- Ainsi parlait Zarathoustra - le Voyageur, Friedrich Nietzsche (Éditions Le livre de poche, classiques, 1985) - Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege), Martin Heidegger (Éditions Gallimard, 1962)
Crédit photo : Julia Passot
Comments