Faire émerger une nouvelle vision culturelle de la santé ?
La pandémie, le besoin de transitions réussies, supposent une nouvelle vision culturelle de la santé, et que nous sachions trouver les mots pour la bâtir.
La pandémie, parce qu’elle a mis à bas de nombreuses idées reçues.
Ainsi de l’idée reçue, qu’en Occident, nous aurions définitivement réglé les problèmes dits de santé publique. Non, de grandes pandémies peuvent encore surgir. Cette pandémie a du même coup mis à bas l’idée selon laquelle notre santé serait avant tout la résultante de nos modes de vie individuels. Non, il ne suffit pas d’appliquer le mantra suivant pour être en bonne santé: « Préserver son capital santé, s’alimenter sainement, cultiver sa joie de vivre » (Le Figaro Magazine, spécial "santé bien vivre toute sa vie", septembre 2003) ! Au contraire, la pandémie a déplacé la question de la santé d’un terrain individuel et d’une approche à dominante économique à un terrain hautement politique et éthique: la santé interroge notre responsabilité sociale et …environnementale.
La pandémie nous invite à penser plus large, elle valide les approches dites “One Health” dans laquelle la santé est entendue comme une santé intégrée des écosystèmes, des animaux et des sociétés humaines.
Nous savons en effet maintenant que la plupart des pandémies ont pour origine des « zoonoses », c’est à dire des maladies transmises entre l’homme et l’animal. Du même coup, plus nous occupons de l’espace, plus les relations entre notre espèce et les espèces animales sont étroites, plus nous perturbons les écosystèmes, et plus est élevé le risque de transmission d’un virus de l’animal à l’homme.
Bref, nous prenons maintenant un peu mieux conscience que nous ne pourrons pas être en bonne santé sans renouveler profondément la relation de la communauté humaine à la nature, aux écosystèmes, à la diversité du vivant. Et par exemple : interrompre le développement d’élevages intensifs d’animaux génétiquement similaires - qui offrent une forte prise aux agents pathogènes - , intensifier l’élevage à proximité des zones urbaines dans des zones éloignées d’espaces dédiés à la protection de la nature, maintenir des écosystèmes riches de diversité qui sont plus résilients face aux aléas sanitaires…….
Les besoins de transition supposent tout autant que nous ayons une nouvelle vision culturelle de la santé. Certes parce qu’il nous faudra avoir une belle santé pour opérer les transitions ! Mais aussi, et en premier lieu, parce que ces besoins de transition supposent que nous renouvelions profondément notre vision de notre relation au corps, à la nature, au vivant. Ce que la question de la santé interroge au plus « intime ».
SENSATIONNELLE - dispositif chorégraphique de Julie Nioche et Isabelle Ginot, 2013 - photo : Véronique Baudoux
Une diversité d’approches culturelles de la santé
Dans les faits, il existe une diversité d’approches culturelles de la santé.
Par approche culturelle de la santé, nous désignons l’ensemble des a priori, des représentations sociales héritées ou construites dans une civilisation donnée, qui fondent sa vision et sa compréhension de la santé, comme les pratiques sociales et institutionnelles dans le traitement de la maladie, le soin de la santé et son développement. Ces approches s’expriment dans les mots utilisés pour parler de la santé.
Parcourons donc ici trois des approches culturelles distinctes de la santé.
La santé, c’est “la vie dans le silence des organes”
Notre conception de la santé est très marquée par la peur de la maladie et de la mort, et par la médecine occidentale.
Cette conception a été brillamment résumée par René Leriche, en 1936, chirurgien et physiologiste, lors de sa leçon inaugurale au Collège de France : « la santé, c’est la vie dans le silence des organes ». Approche déficitaire, donc, qui a été largement dominante en Occident à partir du Moyen âge, et qui considère que la santé, c’est l’absence de maladies et de symptômes. Si un organe fait parler de lui, c’est qu’il est malade.
Cette approche de la santé est avant tout centrée sur le corps.
Il est vrai que les besoins de la survie et de la machine économique supposaient que le corps fasse silence. Que nous puissions à l’envie l’instrumentaliser au service de l’action, de la production et de la croissance. Un corps malade, c’était une force de production en moins.
Cette approche est-elle bien « philosophiquement » raisonnable ? Le corps doit il n’être considéré que comme un moyen ?
La santé comme un état complet de bien-être
L’approche de la santé développée par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a constitué à sa une certaine manière une avancée significative.
Dans le préambule de sa constitution, l’OMS affirme en effet que « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie et d’infirmité ».
La santé est ainsi prise en compte de manière globale. Pour se départir de la vision déficitaire de la santé, l’OMS a soin de préciser que la santé …. « ne consiste pas seulement en une absence de maladie et d’infirmité ». Ce qui permet à l’OMS de ne pas définir la santé qu’en creux, c’est la notion de bien-être. Une notion cependant à n’en pas douter très « subjective ».
Le bien-être désigne un état agréable résultant de la satisfaction des besoins du corps et du mental. Il résulte également du sentiment de se savoir intégré à un groupe, c’est-à-dire de la satisfaction des besoins liés à notre condition d’animal politique, comme les besoins d’appartenance, de reconnaissance, et d’autonomie (Les trois besoins que nous énonçons ici sont les besoins qui ont été mis en avant dans la théorie de l’autodétermination énoncée par Deci et Ryan).
Autrement dit, l’OMS ajoute à la dimension physique de la santé la dimension mentale et sociale. Elle affirme son caractère tout à la fois individuel et collectif. Mais, tout en cherchant à définir « positivement » la santé, elle la réduit à un état de bien-être.
Est-ce là, la grande santé que nous avait promis Nietzsche ? « Il faut que nos médecins se débarrassent du concept de santé normale, et en outre de régime normal ». « C’est de ton but, de ton horizon, de tes pulsions, de tes erreurs et en particulier des idéaux et fantasmes de ton âme que dépend la détermination de ce que doit signifier la santé même pour ton corps. Il existe d’innombrables santés de la chair » (Nietzsche, Le Gai Savoir , 1882).
Pour Nietzsche, la grande santé, c’est avant tout la capacité à prendre des risques, à vaincre les maladies de l’âme – qui selon lui ne font qu’exprimer celles du corps -. A vaincre les tendances morbides et au ressentiment, à mettre à l’épreuve toutes ses valeurs et tous ses désirs. Une approche qui résonne comme un appel à la définition par chacun de nous de ce que signifie sa santé et son principe vital propre. Œuvre d’art, donc, par laquelle chacun, en se ressourçant dans son énergie créatrice, atteint sa grande santé. Cette approche de la santé, quoique stimulante, est, à n’en pas douter, très individualiste.
L’approche holistique et capacitaire
Il y a de nombreuses langues amazoniennes dans laquelle la notion de corps n’a pas d’équivalent. En effet, dans ces cultures, nous dit Frédérika Van Ingen (dans Ce que les peuples racines ont à nous dire), l’être complet ne se réduit pas à ces os, ces organes, ces vingt doigts, ne se limite pas à ce corps physique. Cet être complet « n’est pas séparable du système dynamique, tout à la fois visible et invisible, dans lequel il évolue » et dont il fait intégralement partie. « Ce que nous appelons corps, dans ces visions, n’est qu’une partie, un prolongement du monde », dans le « continuum » duquel il s’inscrit. (Toutes les citations de ce passage sont empruntées à l’ouvrage cité ci-dessus)
Ainsi, dans ces cultures, quand je suis en mauvaise santé, le symptôme que je ressens exprime « un déséquilibre beaucoup plus vaste » qu’un déséquilibre qui me serait propre. Et le dysfonctionnement de mon corps est un symptôme parmi d’autres de ce déséquilibre.
Il en résulte une vision dans laquelle, comme le pensent les sioux Lakota et les peuples amérindiens, « la santé de l’individu et la santé du monde sont indissociables ». Ainsi, dans ces cultures, il est bien souvent nécessaire, pour parvenir à nous guérir, de faire intervenir un chamane. Car, qui mieux que lui sait restaurer « les liens invisibles qui nous relient aux univers multiples », nous ré-allier au vivant, s’appuyer sur ses forces – l’énergie, la nature, les esprits - plutôt que se concentrer sur ses faiblesses ?
Dans nos sociétés productivistes, le malade est souvent mis à l’écart des activités sociales et économiques. Dans ces sociétés racines, l’implication du malade est inséparable du soutien du groupe et le malade est mis au centre de l’attention, et tout un chacun est un soignant.
En panne d’inspiration ?
On discerne ci-dessus un peu mieux ce autour de quoi se « jouent » les différentes visions culturelles de la santé :
- la vision du Monde qui en est le soubassement, qui peut être conçu comme un continuum ou au contraire comme discontinu et constitué d’une juxtaposition d’individus,
- ce dont « parle » la santé – le corps, le mental, le social, l'alimentation, l'environnement, l'économie, la médecine,... -,
- la considération que l’on a pour le corps, et sa plus ou moins grande instrumentalisation, que ce soit par une société productiviste ou par la psyché qui l’animerait,
- le type d’approche que l’on a de la santé. Elle peut être « sensible » - le bien-être -, économique – le capital santé, la visée performative et l’entretien de la force de production -politique ou éthique, comme elle peut être déficitaire ou capacitaire,
- la place donnée à l’individu dans ces différentes cultures, comme la place donnée au collectif, le fait de considérer ou non que la santé est une affaire de spécialistes.
À n’en pas douter, nous sommes fortement marqués dans notre approche culturelle de la santé par une vision tout à la fois déficitaire, performative et individualiste de la santé et des pathologies. Comme par la figure du médecin et du « patient ».
Comme nous sommes également modelés par ce que Heidegger appelait la domination de « la technique sur le Monde », dont l’emprise se fait chaque jour un peu plus sentir : le développement d’indicateurs de notre état de santé de plus en plus précis, de capteurs de plus en plus quotidiens, comme nos pratiques sociales de partage de nos données de performance, déterminent notre approche actuelle de la santé comme nos pratiques de santé. La surabondance de médiations techniques et chiffrées font écran à des relations au corps plus spontanées, fragiles, écoutantes.
Quels changements devrons nous du même coup opérer dans nos pratiques de diagnostic ? Un enfant qui va mal a t’il, comme nous le suggère Richard Powers dans Sidérations, une pathologie mentale ou est-il révélateur d’une société malade ?
« Il est peut-être temps d’envisager une cure d’anti-dépresseurs à petite dose , dit le professeur Currier.
Le mot m’emplit d’une panique animale. Il s’en aperçut.
S’il y a huit millions d’enfants sous psychotropes dans ce pays, c’est que quelque chose ne marche pas bien. »
Nos pratiques de soin ne doivent-elles pas, elle aussi, être revisitées ? Le soin doit-il être l’affaire de spécialistes, ou, comme nous le suggère Chloé Chevalier, dans Les derniers possibles, être d’une certaine manière un jeu d’équipe ? Un jeu d’équipe dans lequel une transmission continue se met en place et où le soigné devient soignant ?
« Plus les années vont passer, plus la médecine privée sera inaccessible. Quant aux hôpitaux publics,…ils sont moribonds. Alors il faut que ces connaissances se propagent, le plus possible, avant qu’on assiste à une régression généralisée et qu’une simple appendicite ne redevienne, systématiquement, un arrêt de mort. Si on sauve ta vie, c’est normal d’engager la tienne en retour, non ? Donc, si on te recoud la main, tu apprends à suturer. C’est pas difficile. Si tu viens pour un bras cassé, on te soigne, et, en échange, tu apprends à réduire une fracture, et tu peux transmettre ça à ton tour. »
Ou plus largement, ne faut-il pas, comme nous le suggère Glenn Albrecht dans Les émotions de la Terre, revisiter profondément nos relations à la terre, prendre des « bains de forêt », « tout oublier » et « vivre uniquement dans un monde fait d’expériences immédiates et de sensations », aptes à nous ré-énergiser ?
« Les humains ont infligé le développement à la planète entière avec une telle puissance et avec des technologies tellement invasives, qu’il n’est plus possible d’être seul avec la nature sans intermédiaire. » Pour l’auteur, cette refondation supposerait d’interroger notre relation émotionnelle à la terre. On a le sentiment aujourd’hui que quelque chose ne va pas dans notre relation émotionnelle à la terre…. Comme elle suppose d’interroger les raisons de cette distanciation émotionnelle à la terre. « Distraits par exemple par les écrans, les gens ne remarquent même plus la nature. Elle n’existe plus, là, dehors, physiquement. »
Nous faudrait il ainsi pour être en bonne santé trouver les mots qui feront que nous cesserons d'être distraits ? Que nous développions une philosophie et une pratique de l’attention ?
L’auteur s’est appuyé, pour l’écriture de cet article, sur son propos introductif à la séance "Des Mots pour Demain #9", sur le thème de la santé proposée par La Turbine . Cet atelier conduit à Open Lande – Nantes, a été animé par Julia Passot et l’auteur de cet article. Il a eu lieu le 30 mars 2021, à partir de lectures par l’actrice, autrice et metteuse en scène Isabelle Astier.
Pour aller plus loin
- Les Émotions de la Terre, Glenn Albrecht (éditions Les Liens qui libèrent, 2020)
- Les derniers possibles, Chloé Chevalier (éditions La Volte, 2020)
- Sidérations, Richard Powers (éditions Actes Sud, 2021)
- Ce que les peuples racines ont à nous dire, Frédérica Van Ingen (éditions Les liens qui libèrent, 2021)
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