Le corps, vecteur d’une conscience renouvelée du vivant
Selon le philosophe Baptiste Morizot, dans la lignée des penseurs contemporains Bruno Latour, Vinciane Despret, Emanuele Coccia pour ne citer qu’eux, la crise écologique serait une crise de la sensibilité des humains vis-à-vis des autres vivants (animaux, végétaux, bactéries). Pour concevoir un changement de paradigme global – écologique, culturel et sociétal – il s’agirait alors de repenser nos relations avec toutes les formes du vivant. Or, la plupart des discours à ce propos occultent, ou du moins négligent, d’observer le premier vivant dont il est question, celui qui parle, c’est-à-dire nous-mêmes. Qu’est-ce qui fait de nous, humains, des êtres vivants et qu’est-ce qui nous relie au monde ?
Comme tout organisme considéré à ce jour comme vivant, l’humain se caractérise par sa constitution cellulaire complexe. Comme tout être vivant, affecté par le milieu dans lequel il évolue, c’est à travers son corps que l’humain perçoit, ressent et même s’émeut. Réinventer notre relation au vivant ne peut être une démarche strictement intellectuelle, c’est une expérience sensible, une pratique phénoménologique – fondée sur l’observation de ce qui apparaît, de l’expérience vécue – qui émane de notre incarnation même.
Et si connaître notre système interne changeait nos imaginaires politiques ? Et si mieux connaître ce qui nous anime et les phénomènes qui agissent en nous, nous permettait d’envisager autrement notre relation intra et inter-espèces ?
Maki-e Neurons, Greg Dunn, 22K & 18K gold, dye on aluminized panel, 2012
Être sensible
L’être humain est attention, sensation, perception et émotion
En quittant le bain premier du ventre de la mère, les êtres aquatiques que nous sommes prennent pied sur terre et leur premier souffle au contact de l’air. Au-delà des battements du cœur et de la respiration qui nous accordent l’existence, nous nous relions de manière primitive au monde par les cinq sens physiologiques (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher).
« La seule source naturelle de nos connaissances et facultés est la sensation »
écrit l’anthropologue et ethnologue Françoise Héritier (1933-2017) en préambule de l’ouvrage collectif Corps et affects.
Le système nerveux autonome, qui dirige nos actions avec l’environnement extérieur et la communication entre les différentes parties du corps, est ce que nous avons en commun avec la plupart des êtres vivants. Il dirige les informations sensorielles, les mouvements musculaires, le fonctionnement des organes et les émotions.
Le système hormonal ou apparenté est un autre circuit de communication, plus lent et plus diffus que le système nerveux. Les hormones sécrétées par les glandes endocrines influent sur le comportement, les interactions d’un ou plusieurs organes. Leur sécrétion, qui varie selon les cycles internes et des facteurs externes, intervient dans de nombreux processus physiologiques (sexualité, allaitement, alimentation, sommeil etc.) et est reliée aussi bien au système neuronal qu’au milieu externe.
L’émotion, réaction physico-psychique à une situation, est aussi une information, une alerte, dont l’expression est bien souvent soumise à une codification sociale et dont la physicalité initiale est souvent négligée. « Nos émotions ne naissent pas de choses mais du jugement que nous portons sur les choses » – jugement même inconscient issu de la socio-culture – relate le neuroscientifique António Damásio à propos des mécanismes cognitifs de l’émotion. L’humain est non seulement ému mais aussi conscient de l’être.
La perception, la sensation et l’émotion font de l’humain un être qui éprouve son existence. Tremblant, il s’avance pour toucher, être touché, verser une larme, rire et désirer. Sa mémoire façonne son comportement : à travers la culture et l’éducation qui sont les siennes, à travers ce qui est gratifié ou puni, ce qui lui est agréable ou non, il insiste ou abandonne à réitérer ses actes, à s’adapter ou à résister.
Dans Anthropologie du corps et modernité, l’anthropologue et sociologue David Le Breton dit que depuis le Moyen-Âge, la modernité en devenir a valorisé l’intellect au détriment du corps, à la fois désacralisé et considéré comme machine ; a détourné l'intelligence de sa dimension physiologique. Peut-on ramener la conscience dans le corps, l’esprit dans la matière et reconsidérer ce que c’est qu’être vivant ?
Être sensé
L’être humain est information
Toute matière est faite de masse et d’énergie et seule la matière vivante se distingue par l’information qui circule à travers elle. « Parler de ‘structures vivantes’, c’est, en présence d’un ‘ensemble’ quel qu’il soit, de la bactérie aux sociétés humaines, parler des relations existantes entre les éléments qui constituent cet ensemble » précise Henri Laborit (1914-1995) dans La Nouvelle grille. Le biologiste comportementaliste, l’un des précurseurs des neurosciences, fait l’analogie entre le système physiologique et l’organisation sociale. Un organisme est constitué d’éléments qui concourent à la finalité de l’ensemble : son équilibre biologique et le sentiment de plaisir lorsque cet équilibre est maintenu (littéralement, le « bien-être »).
L’humain, comme tout organisme vivant encore une fois, veille donc à son homéostasie, à la stabilité de sa structure. La satisfaction de ses besoins physiologiques – se nourrir, s’abriter, se reproduire – et de ses pulsions instinctuelles déclenche une gratification et lui fait éprouver un certain plaisir. La quête de ce plaisir guide l’humain autant qu’elle le conditionne à la convoitise et à la dominance. Car, une fois engrammé, le processus neurologique lui fait répéter les actions qui lui font recevoir, une nouvelle fois, la récompense attendue, favorisant les automatismes, les réflexes, les habitudes. Or, paradoxalement, au sein d’une société où la gratification repose sur la consommation et l’acquisition de biens, ce sont ces automatismes, ces réflexes et ces habitudes qui nous rendent de moins en moins conscients de ce qui est vivant en nous : nos besoins réels, physiologiques.
Si l’humain est agressé physiquement, il s’adapte selon deux manières : soit il lutte, soit il fuit. Le stress physiologique est un système d’adaptation biologique qui déclenche l’action. Cet agir premier en l’humain a de tout temps assuré sa survie. Mais lorsque ce mécanisme d’adaptation à la contrainte s’installe, il devient chronique et ses compensations entraînent une détérioration de l’état psycho-physique de l’individu.
En suivant l’analogie entre système physiologique et social, Henri Laborit désigne par le terme « agression psycho-sociale » ce qui soumet l’individu à un stress chronique : la hiérarchie professionnelle, la propriété privée, la charge mentale etc. Lorsque ses besoins sont insatisfaits et qu’il est en insécurité, il est pris dans des mécanismes naturels de lutte ou de fuite. En 2011, des chercheurs de l'université de Fribourg ont montré l'existence - non seulement chez les groupes de sujets féminins comme cela avait été le cas auparavant, mais aussi chez les hommes - d'une quatrième réaction face au stress : la protection et ce, grâce à la sécrétion d'une hormone, l'ocytocine. "Le comportement de tendresse et d'amitié semble être un mécanisme d'adaptation potentiellement inhérent et efficace chez les humains en bonne santé pendant le stress." Toutefois, lorsqu’il ne peut y avoir ni fuite, ni lutte, ni protection, l’inhibition de l’action mène l’individu à subir des désordres psycho-somatiques.
Le système sociétal actuel, au sein duquel la dominance est fondée sur le capital, la production de biens consommables et une hiérarchie établie sur la valorisation de l’abstraction, s’est ainsi détourné de la finalité première des éléments qui le composent : l’équilibre et le plaisir.
Spinal cord, Greg Dunn, 21K and 12K gold, ink, and dye on stainless steel, 2014
Être vivant
L’être humain est conscience, connaissance et imagination
« Toute analyse des rapports sociaux ne peut faire l’impasse sur les mécanismes complexes qui gouvernent le fonctionnement des organismes humains, celui de leur système nerveux en particulier. Or, c’est par l’intermédiaire de ceux-ci que se réalisent les rapports interindividuels. »
À son époque déjà, Henri Laborit appelait la complexité. Conditionnés par la culture, la morale, les lois édifiés par ceux qui détiennent le discours, nous avons valorisé l’être sensé et oublié l’être sensible que nous sommes.
Si nos perceptions et nos sensations nous font prendre corps au sein du vivant, la conscience, la connaissance et l’imagination peuvent nous permettre de discerner les mouvements internes qui nous animent, les règles externes qui nous dirigent, les choix qui s’offrent à nous, et donc de déployer d’autres imaginaires politiques.
Il s’agirait alors de ré-ensemencer notre capacité somato-émotionnelle pour, à nouveau, nous sensibiliser à ce qui est vivant en nous et autour de nous ; de transmettre la connaissance de ce qui détermine nos comportements pour « arracher les défroques mensongères des dominances et en démonter les mécanismes » dit encore Laborit ; de vivre en conscience, la conscience étant, selon Damásio, une « expérience mentale englobante d’un organisme vivant plongé, à chaque instant, dans l’acte d’appréhender le monde à l’intérieur de lui et le monde qui l’entoure. »
La biologie – étymologiquement l’étude du vivant –, non anthropocentrée, est un point de départ pour déplier la connaissance des corps et la conscience des affects, en une façon d’éthologie, une observation des comportements de tous les vivants. Déployer l’acuité – grâce à une certaine « écologie de l’attention » dont parle le philosophe Yves Citton et une économie d’énergie – aux signes émis au-delà du verbal, c’est recevoir et émettre autrement l’information, c’est communiquer autrement avec les humains comme avec les non-humains.
Être un corps vivant, c’est s’incarner dans le monde, prendre part. Éprouver le corps humain comme lieu de vie et lieu de vécu active les imaginaires d’un modèle rhizomique de la relation qui reposerait sur une interdépendance entre toutes les formes du vivant. Comme le rappelle Baptiste Morizot dans Manières d’être vivant - Enquêtes sur la vie à travers nous, nous sommes le produit d’une co-évolution entre les êtres : le plus petit animal, la moindre fleur sauvage, organisme cellulaire, est à la fois même et autre.
“Le mystère d'être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie, est partagé par tout le vivant : c'est la condition vitale universelle et c'est elle qui mérite d'appeler le sentiment d'appartenance le plus puissant.”
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant - Enquêtes sur la vie à travers nous
Pour aller plus loin :
Françoise Hériter et Margarita Xanthakou ont codirigé un passionnant ouvrage collectif au sein duquel 22 anthropologues partagent leurs travaux et leurs hypothèses sur le corps et les affects comme terrain et terreau d’une expérience humaine commune même différemment agencée : Corps et affects, Odile Jacob, 2004
David Le Breton fait part dans Anthropologie du corps et modernité des conséquences de la modernité sur les représentations du corps humain, puf, 2013. Sa conférence tenue à l'Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise en 2015 est en ligne.
Henri Laborit a vulgarisé ses idées sur la biologie des comportements humains dans La Nouvelle grille, 1974 et Éloge de la fuite, 1976, deux ouvrages édités chez Robert Laffont
Baptiste Morizot interroge la fiction à l’œuvre à propos de l’humain : et si on apprenait à être vivant parmi les vivants ? Manières d’être vivant - enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud Nature, Mondes sauvages, 2020
L'étude sur La dimension sociale de la réactivité au stress : le stress aigu augmente le comportement prosocial chez les humains (en bonne santé ajouterais-je), publiée par l'Université de Fribourg en 2012 est consultable en ligne
Pour dériver un peu, à propos d'une soma-esthétique, Cécile Lavergne et Thomas Mondémé publient Le corps pragmatiste. Entretien avec Richard Shusterman dans Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 15 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010
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